Welcome to Delirium city { Jade

L'air terni de la mine avait vicié pour les êtres humains qu'ils étaient. Sitôt sa dure journée terminé, Edouard en était sorti précipitamment, cernes sous les yeux et air fatigué en prime. Il lui semblait ne jamais avoir marché aussi lentement depuis dix années, et pourtant, il était toujours là, plus décidé que jamais et aussi obstiné que possible. Sitôt à l'air libre, il avait croqué une pomme bien mûre qu'il gardait dans sa poche en prévision des coups durs. La première bouchée lui fit un bien fou, et il crut remonter à la surface pour la première fois depuis des mois, bien qu'il sache que ce n'était qu'une vile allusion.

Gardant le fruit croqué dans sa main, il continua à marcher parmi le long cortège de collègues miniers, saluant à gauche, puis à droite quelques personnes lorsqu'un peu plus loin, il vit ce qu'il voulait voir. Cette petite femme aux cheveux roux, cette Jade, était de nouveau en train d'aider les ouvriers de la mine. Il avait fait cette queue qui s'étendait devant elle bien des fois, mais aujourd'hui, il se contenterait juste de voir s'il lui resterait de la nourriture à la fin.

Fatigué, mais pas mourant, il s'assit contre un mur à proximité de la queue. Il croqua un nouveau bout de la pomme et regarda le ciel parfaitement sombre, spongieux des gouttes qui ne cessaient de tomber sur leurs têtes : pour l'instant, il n'avait dit à personne de son entourage qu'il souffrait des prémices de l'étrange maladie qui frappait les ouvriers de la mine et bien plus encore. Il s'éloignait quand lui venait l'envie de tousser, faisait passer sa fatigue pour celle, justifiée, du dure labeur de quelqu'un de son espèce et pour les fièvres nocturnes qui le prenait, il était aisé de ne pas en parlait, mais s'il avait l'impression de ne plus dormir du tout.

La pomme avait cet étrange pouvoir sur lui qu'elle lui donnait assez d'énergie pour continuer. Peut-être était-ce grâce à des substances chimiques dont il n'avait connaissance et qui venait des fruits, sans doute parce qu'il était complètement dévoué à la cause des rebelles et qu'il aurait été capable de se sacrifier pour ce doux espoir. Edouard donna un nouveau coup de dent dans le fruit, baissa sa casquette contre ses yeux et les ferma.

Si on avait voulu le voler, on aurait été bien mal loti, car il ne possédait véritablement rien. En fermant les yeux, Edouard s'autorisait un petit moment de répit dans cette vie bien dure qu'il n'avait pas choisie. Il se réveilla d'ailleurs une heure environ plus tard, avec la vague impression de n'avoir fait que patauger dans d'obscurs cieux, l'air plus enfariné qu'avant. Jade en était à son dernier hère. Edouard se leva, esquissa quelques pas vers la jeune femme.

« Bonjour, Dame Jade... », dit-il, décidant d'être un peu taquin. Si elle se mêlait à eux, il était presque sûr que cette fille était bien née, elle n'avait en aucun cas les réflexes ou le langage des femmes qu'il connaissait. « Tu occupes encore ton temps aux pauvres...c'est tout à ton honneur. Te resterait-il un peu de soupe ? Cela me tue de te le demander, mais je meurs de faim. »

Cela devenait de plus en plus fréquent. Jade quittait la maison coloniale des Von Heiligen pour venir s'aventurer dans la poussière, la misère et la maladie. Au cœur même des faubourgs, là ou les gens y étaient les plus tristes, les plus pauvres, là ou l'espoir n'était pas au rendez-vous. La jeune femme essayait, toujours, d'apporter une petite lueur joyeuse à ces pauvres gens qu'elle voyait dépérir au fil de ses expéditions parmi eux. Elle aurait aimé faire plus pour eux, beaucoup plus, mais du haut de ses dix-huit ans elle était bien incapable de faire autre chose que de chaparder de la nourriture et des médicaments chez elle pour venir les distribuer dans les quartiers pauvres.

Pourtant elle en parlait régulièrement avec Jasper, son père. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle avait tourné la conversation en faveur des mines et des conditions de vie déplorable de ces ouvriers meurtris. Mais non, il n'y avait rien à faire, Jasper faisait la sourde oreille et ne prêtait pas la moindre empathie pour le peuple oublié. Parfois Jade se demandait comment deux personnes de la même famille pouvaient être aussi éloigné et différente l'une de l'autre.

En ce jour couvert où la pluie menaçait à chaque instant de tomber plus abondement que quelques gouttes, Jade était de sortie. Son valet Benjiro n'était pas en sa compagnie, il était en congé pour la journée, si bien qu'elle se retrouvait seule à déambuler dans les ruelles ternes au milieu de miniers encore plus ternes. Mais elle connaissait bien les lieux, et les mineurs commençaient aussi à bien la connaître. Cela faisait plusieurs mois que Jade faisait acte de charité en se posant devant l'entrée du quartier des ouvriers, attendant que ceux-ci rentrent de la mine afin de leur offrir un peu de soupe, ou de fromage. Rien de bien grandiose, pas digne d'un buffet de roi, mais suffisant pour les réchauffer un peu et leur remplir le ventre, au moins pour un jour de plus.

Vêtue de sa cape grise, elle avait sa capuche sur la tête qui laissait cependant voir ses longs cheveux roux qui lui tombaient en dessous de la poitrine. Elle s'adonnait à remplir à répétition les gamelles qui lui tendaient les ouvriers, déversant généreusement de la soupe à l'intérieur. Transporter la nourriture ici était un dur labeur, car si des fois Benjiro venait à l'aider, aujourd'hui elle se trouvait seule, et ses petits bras avaient peiné à acheminer la nourriture jusqu'ici.

Une heure passa où les ouvriers s’enchaînaient. Elle en avait aidé beaucoup, mais jamais assez selon elle. Elle aimerait pouvoir faire plus, mais cela lui était impossible. Alors qu'elle était en train de ranger la petite marmite dans une grosse besace, une voix lui fit relever le nez vers lui. Edouard Pikes, celui qui, en secret, faisait naître des sentiments forts dans le cœur de la demoiselle. Ses joues s'étaient naturellement empourprées en le voyant, et d'avantage lorsqu'il s'appliqua à lui offrir le surnom de Dame. Elle s'en sentait mal à l'aise, car même si le mineur disait cela pour s'amuser, voyant bien qu'elle n'était pas mineuse elle-même, Edouard ne pouvait pas toucher plus prêt de la réalité en la qualifiant de Dame.

« - Bonjour Edouard.

Elle souriait, comme toujours lorsqu'elle s'adressait à ce prince des ténèbres pour qui son cœur d'adolescente pensait battre, alimenté par les romans d'amour qu'elle lisait, parlant de romance impossible entre deux êtres.

- Je suis désolée, tu arrives trop tard pour la soupe, je n'en ai plus. Mais attend...  

Elle plongea sa main dans son sac, tout au fond, fouillant et cherchant un morceau de pain qu'elle trouva, accompagné même d'un minuscule bout de fromage. Elle tendit son butin à Edouard.

- C'est tout ce qu'il me reste, je les gardais de côté au cas où tu viendrais. »

Si elle n'avait plus de soupe, il se contenterait, en effet, d'un reste de pain et d'un peu de fromage. Ce n'était pas vraiment à lui de faire la fine bouche, surtout qu'il s'était contenté d'attendre à l'écart le temps qu'elle finisse.

Il prit dans sa main le pain, puis le fromage avant de mettre chacun de ces morceaux dans sa poche. Ils lui seraient sûrement bien précieux au fond de la mine, lorsque la fatigue serait sur le point de le faire sombrer.

« C'est vraiment aimable à toi, je n'en demandais pas tant. Je n'ai rien à te proposer en échange, en plus...quel gentilhomme fais-je. », lui glissa-t-il, un sourire néanmoins sur les lèvres.

Il appréciait cette jeune femme qui titillait sa verve, sans pour autant avoir de sentiments impurs pour elle. S'il savait que Jade avait des sentiments pour lui ? Sans doute un peu, en témoignant les petites rougeurs sur ses joues quand elle lui adressait la parole, ou bien pouvait-on en conclure qu'elle était juste timide. Après tout, même si elle nourrissait les siens, elle ne devait pas tous les jours faire la conversation avec quelqu'un comme lui.

Edouard se surprenait à entretenir cette relation qui le sortait hors du trou puant d'où on l'avait jeté à la naissance. Parler avec Jade, comme parler en tant que Chant des Mines entretenait son esprit et ses raisons de garder espoirs. Il gardait toujours ces rencontres comme d'extrêmement bons souvenirs et, pour aller encore plus loin, elles l'aidaient même à mettre un pied devant l'autre lorsque l'air de la Mine était particulièrement vicié.

« Étant donné que tu as fini, pourrais-je t'enlever un moment pour faire une petite balade ? Je ne saurais jouir d'une meilleure compagnie que la tienne. »

Elle était sûrement la seule privilégiée ici qui avait le droit à un vocabulaire aussi châtié de sa part, aussi lui tendit-il son bras pour qu'elle s'y accroche.

« Si ton sac est vide, donne-le moi, je vais le porter. Il serait bête que tu ne le retrouves pas à notre retour. »

Il n'y avait rien de spécial à visiter par ici. Pas de beau monument où flâner, pas de maisons à l'architecture grandiloquent. Non, dans ce quartier étaient enfermés mesdames Misère et Pauvreté. À chaque coin de rue, elles faisaient preuves d'autant de cruauté.

« Je te vois de plus en plus souvent dans le secteur. », lui dit-il. « Tu dors un peu, au moins ? »

Edouard était tout ce qu'il y avait de plus adorable, et Jade ne pouvait faire autrement que de rougir doucement sous ses regards et ses paroles. Elle haussa simplement les épaules à ses dires, détournant timidement le regard. Edouard ne lui devait rien, jamais. Elle aimait particulièrement lui faire plaisir, mais ne voulait pas l'avantager par rapport aux autres mineurs, alors elle ne s'autorisait pas à lui apporter des mets beaucoup plus fins, car elle s’efforçait à ne pas faire de favoritisme dans l'humanitaire. Même si, juste pour le voir sourire, elle serait prête à bien des choses.

Elle replaça sa besace sur elle, la portant comme elle pouvait, prête à partir, lorsqu'il lui proposa une balade. Une nouvelle fois un sourire radieux et presque enfantin vint à naître sur le visage de la demoiselle qui n'allait certainement pas refuser une occasion de passer quelques minutes privilégié avec ce mineur qu'elle appréciait tendrement.

« - Ce serait avec plaisir, Edouard.

D'abord hésitante, puis timide, elle osa finalement prendre le bras qu'il lui offrait, non sans en rougir d'avantage. Pourtant elle essayait de cacher ses joues cramoisies, mais c'était la un exercice bien difficile. Et puis tel un gentleman, son cœur se mit à bondir de nouveau quand il lui proposa de prendre son sac. Edouard avait beaucoup de qualité appréciable.

- Merci, mais tu n'es pas obligé, tu travailles déjà dur toute la journée, je ne voudrais pas que tu te fatigues encore plus.

Même si le sac ne devait certainement pas être très lourd pour un homme comme lui, elle ne voulait pas qu'il se force à lui porter, surtout qu'il semblait fatigué et qu'il devait revenir d'un dur travail dans les mines. Cependant elle retira quand même le sac de son épaule, le tendant timidement à Edouard si celui-ci insistait pour le prendre.

Ils commencèrent doucement à déambuler dans les coins poussiéreux des faubourgs. Mais en sa compagnie, il importait peu à Jade que les lieux soient beaux ou non. La seule présence d'Edouard à ses côtés rendait ce moment très doux pour la demoiselle.

- C'est que.. j'ai beaucoup de temps libre en ce moment, alors il me paraît normal de venir ici pour.. enfin, tu sais, distribuer quelques petites ressources.

Jamais elle ne pourrait lui dire qu'elle profitait juste du temps libre qu'il lui restait, avant d'être enchaînée à un mariage forcé. Elle leva ses yeux saphirs vers lui, avec un petit sourire.

- Mais merci de t'en inquiéter. Je t'assure que je ne manque pas de sommeil. Et toi Edouard.. comment vas-tu ? »

Elle n'était pas dupe et savait que beaucoup de mineurs étaient atteint par l'épidémie. Elle espérait, du fond du cœur, qu'Edouard soit passé au travers.

Leurs pas les entraînaient dans les tréfonds du quartier des ouvriers duquel Edouard aurait aimé sortir, rien que pour proposer à Jade une promenade un peu plus vivifiante. Il sourit de ses manières, bien que fières, concernant l'histoire du sac, l'air de la rassurer comme quoi ça pesait tellement moins lourd que tout ce qu'il avait l'habitude de transporter qu'il le sentait à peine sur son épaule : et pour cause, le contenant était parfaitement vide.

« Tu es très gentille... », lui dit-il tandis qu'ils croisaient enfants et adultes dans des situations de misère. C'était le quotidien d'Edouard, il souhaitait seulement que ça reste occasionnel pour la jeune femme rousse, à but humanitaire. Discrètement, il se permit de lui glisser quelques mots : « Attention à tes poches, je pense que beaucoup n'oseraient pas te voler parce que tu les aides, mais tu sais, la faim fait commettre beaucoup d'actes malveillants. »

Surtout que eux, ils ne savaient point qui il était. Si son visage commençait à être connu dans la mine, puisqu'il y travaillait depuis environ dix ans, il s'efforçait de ne pas se faire remarquer sans masque depuis tant d'années que sa face était presque invisible parmi tous ces ouvriers. Il continuait tout de même de scruter les passants qu'ils pouvaient bien croiser, faisant attention à sa façon à Jade, ne souhaitant guère que cette dernière ne sorte meurtrie de cette aventure. Que sait, si jamais elle était blessée ici, peut-être n'aurait-elle plus le droit de recommencer à les voir ? Il reconnaissait que c'était un brin égoïste, mais son petit brin d'air pur lui manquerait, si Jade cessait ses visites.

Au sujet de sa santé, Edouard la rassura sur ce point, ne souhaitant l'inquiéter outre-mesure :

« Je vais très bien, c'est aimable à toi de t'en inquiéter. La vie dans la mine est dure, mais on ne peut pas dire que je n'en ai pas l'habitude. La fatigue fait partie de notre vie, nous nous en accommodons. »

Il oublia mystérieusement de lui préciser les autres symptômes de la maladie, à savoir cette toux irritante et la fièvre qui l'emportait dans des songes affreux très régulièrement. Son regard se fit un peu plus dur : il refusait d'imposer à Jade ses propres soucis et avait assez de force de caractère pour supporter la maladie seul. Il avait déjà vu ces symptômes sur tellement de personnes qu'il savait, même s'il espérait se tromper, ce qui l'attendait.

La pluie tombait toujours sur leurs têtes. Edouard aurait souhaité posséder un parapluie pour abriter cette jolie demoiselle, qu'elle marche la tête droite. Ils se contenteraient de leurs casquettes et capes respectives, en attendant de voir, en ce jour espéré, le soleil se pointer au-dessus de leurs têtes. De tous ses souvenirs, il avait toujours vu le ciel gris et morne par ici, ce n'était pas gagné.

Un groupe de gamins jouaient à proximité, avec un bout de cuir gonflé comme ballon. La rue était leur terrain de jeu et les gouttes de pluie ne semblaient pas les atteindre. Leurs cris heureux résonnaient dans la ruelle et emplissaient son cœur de joie. Décidément, il ferait tout pour ces enfants, même si cela impliquait se mettre en danger et dévoiler son visage.

« Ils sont adorables, non ? Ils vont sûrement encore à l'école...dans quelques années, les plus robustes ou désespérés devront aller à la mine. Qu'ils profitent de leur vie telle qu'elle est actuellement. »

Elle se tenait à son bras, et à cet instant elle ne l'aurait lâché pour rien au monde. Auprès d'Edouard, la Von Heiligen se sentait aventureuse et rebelle, allant à l'encontre des exigences de son paternel. Elle savait au fond d'elle-même qu'elle était bien plus qu'un pion sur l’échiquier géant de son père. Jade était quelqu'un, et d'une certaine manière, Edouard lui faisait ressentir ça.

Lorsqu'il se pencha vers elle pour venir lui chuchoter quelques mots à l'oreille, la proximité qu'il lui imposa la fit rougir une nouvelle fois. Cela devenait une habitude fâcheuse, elle qui prenait toujours soin à essayer - en vain, de cacher ses sentiments et ressentis. Mais elle hocha doucement la tête, posant un regard discret sur les quelques personnes qui passaient prêt d'eux à cet instant. S'ils voulaient la voler, et bien Jade n'en verrait surement pas d’inconvénient. Elle avait tellement de choses futiles chez elle, et eux, pauvres peuples oubliés, n'avaient rien.

« - D'accord, je fais attention. Mais je n'ai rien d'intéressant à dérober.

Hormis peut-être sa cape qui, sans être le plus fin des observateurs, montrait bien qu'elle ne venait pas de ce milieu si poussiéreux. La qualité de ce simple tissu était assez raffinée. Mais de toute façon que risquait-elle aux bras de son charmant mineur ?

Lorsqu'il la rassura sur son état de santé, elle avait sourit en le regardant. Elle était soulagée de savoir qu'il n'était pas malade, même si elle ne se doutait pas qu'il puisse lui mentir. Bien sûr, elle se sentait concernée par la fatigue permanente qui accablait les mineurs, mais elle n'osait pas approfondir le sujet de peur de ne pas comprendre ou de se faire remettre à sa place avec des phrases comme " Tu ne sais pas ce qu'on vit, alors tu n'as rien à dire " même si elle le savait, jamais Edouard ne se permettrait de lui parler de la sorte. Mais un certain mineur le ferait, Gaius, même s'ils étaient amis.

Durant leur promenade, ils croisèrent un groupe d'enfant s'amusant de peu. Un ballon d'infortune, fait de cuir gonflé. Cela faisait sourire Jade que de voir que même dans la misère, l'insouciance des enfants restait intact. Un peu de douceur dans ces quartiers si tristes, cela était presque beau à voir.

- J'espère que les choses changeront un jour.

Son regard se perdait au loin, sur les enfants et leurs rires. Puis elle réalisa ses propos et s'empourpra de nouveau. Elle se sentait toujours mal d'émettre une opinion sur une vie qui, au final, n'était pas la sienne. Se pensant maladroite, elle tourna un visage confus vers Edouard.

- Enfin je.. Je veux dire par la que.. Je.. Hm..

Elle cherchait ses mots. Elle se sentait en partie responsable de tout ce malheur, car c'était bien sa famille et plus précisément son père qui en était responsable. Si Jasper le désirait, il pouvait rendre la vie de centaines d'ouvriers beaucoup plus simples et moins dangereuses. Jade se mordit la lèvre inférieure, se sentant idiote, avant de reprendre la parole presque instantanément.

- Pardon, je ne veux pas me mêler de chose qui ne me regardent pas. Mais.. et bien, j'espère quand même qu'un jour, les mineurs seront prit au sérieux, et qu'ils.. enfin, que vos conditions de vie changeront. »

Si elle pensait certes ne rien avoir à voler dans ses poches ou dans sa cape, c'était qu'elle ne se faisait pas encore à la dure réalité à laquelle était confronté certains habitants du quartier : sans doute était préférable en fait...Il resta donc sur sa mise en garde sans en rajouter d'autre, ne souhaitant pas durcir sa garde un peu plus jusqu'à ce qu'elle ne revienne pas du tout en ces lieux.

Son bras s'accrochait à Jade, tandis qu'il essayait de se concentrer sur la promenade. Il ressentait une fatigue assez inédite qui n'était pas due seulement au dur travail de la mine. Les contours de certains détails de la rue était devenue un peu flou, heureusement qu'il connaissait bien les lieux ou il se serait arrêté, perturbé.

La douce voix de Jade parvint de nouveau jusqu'à lui et il parvint à mettre le pied sur terre. Au fond, il pensait sûrement la même chose qu'elle : que le sort de ces enfants et de tous changerait. Que tous auraient le choix de leur destin dès le début, leur accordant la libre circulation dans cette ville infernale. Plus que les libérer de la mine, ce serait le vain espoir de les libérer de toutes classes sociales et d'une ségrégation qui n'avait lieu d'être là.

« Les mineurs sont déjà pris au sérieux, je le pense...Sinon, tu ne serais pas ici, non ? Il ne manque plus que chaque personne vivante et bien-pensante ait le même mode de pensée. Seuls, nous ne pouvons sans doute rien faire. »

Ce n'était sans doute pas vraiment et même lui ne croyait guère en ses paroles. Seuls, ils avaient le Chant des Mines avec eux. C'était un élément qui pouvait leur permettre de rallier des foules, et avec les armes promises, celles-ci pouvaient accéder au pouvoir, une fois bien organisées. Cependant, Edouard ne pouvait pas se permettre de dévoiler ce stratagème à Jade. Bien qu'il ait toute confiance en elle, elle n'était pas une ouvrière et même parmi ceux-ci, seul Morgan connaissait sa véritable identité.

« Ces enfants méritent bien plus...bien sûr, s'ils se battent, ils pourront toujours s'en sortir, mais beaucoup devront rapidement nourrir leur famille. », lui glissa-t-il.

Les contours des objets commençaient enfin à s'affiner et, en cet instant, il pensa avoir un peu de fièvre, pas suffisamment pour inquiéter Jade – quoique – assez pour avoir une raison de rester immobile le temps que ça avance.

Edouard ferma les yeux pendant une ou deux secondes, priant pour qu'une de ces toux ne le prennent pas. Il se concentra de nouveau sur Jade – avait-il déjà remarqué la jolie couleur de ses yeux ? Non, décidément, elle ne pouvait venir d'un milieu ordinaire pour avoir ce port. La main de Edouard, celle qui n'était pas occupée, se dirigea à nouveau vers sa poche droite et en sortie la mine de pomme non entamée. Il croqua à nouveau de temps, laissant le temps au fruit pour lui faire recouvrir un peu de vitalité.

« J'adore les pommes. »

Les paroles d'Edouard sont tristes à entendre pour la jeune femme, car elle sait très bien que le premier concerné, Jasper son père, n'aura jamais ce mode de pensée. Et pourtant il est bien le seul à pouvoir remédier considérablement au sort triste et miséreux qu'attendent ces pauvres enfants mineurs. Les choses ne changeraient pas du tout au tout soudainement, mais si son père faisait l'effort de s'intéresser aux mineurs et non seulement à l'exploitation minière, peut-être que d'ici quelques mois ou années, les conditions de vie ici n'en seraient que des plus agréables.

Mais cela n'est qu'un fantasme, car jamais Jasper ne ferait une telle chose. Jade se contente alors de rester silencieuse pour ne pas que son secret soit percé à jour, car elle sait que si elle répond à Edouard et qu'elle ouvre sa bouche, elle va déverser un océan de haine sur son père. Et compromettre son identité serait dangereuse.

Drôle de coïncidence pour ces deux jeunes gens qui, sans le savoir, partagent un secret similaire : celui de cacher leurs véritables identités.

Pendant quelques secondes, son regard continu de se perdre sur les enfants encore insouciants du futur, avant de finalement tourner son visage vers Edouard. Elle pensait qu'ils allaient reprendre la route, mais il ne bouge pas, il ferme même les yeux. Soucieuse, elle s'approche un peu plus de lui, les sourcils très légèrement froncés marquant son inquiétude. Edouard se sent-il bien ? Elle voulait lui poser la question, mais celui-ci la devance en sortant une pomme de sa poche et en prenant la parole.

Du coup elle se recule d'un petit pas en souriant, chassant son inquiétude et le regardant croquer dans sa pomme.

« - J'aime aussi les pommes, j'en ai beaucoup chez moi, je t'en apporterais.

La serre Von Heiligen cache des trésors, comme des fleurs et des arbres fruitiers. Jade aussi adore les pommes, surtout les rouges bien juteuses. Elle est ravie d'en savoir un peu plus sur Edouard, même sur un sujet aussi futile que ses goûts alimentaires. Maintenant, elle prendra soin de toujours avoir une pomme sur elle pour pouvoir la lui donner.

Toujours accroché à son bras, elle avance un peu pour reprendre la balade pendant qu'il mange son fruit. Elle aime flâner avec dans les rues en sa compagnie.

- Je pensais commencer à connaître les faubourgs, mais je ne suis jamais passée par ici. »

Elle avait donc des arbres fruitiers par chez elle ? Edouard sourit, très heureux de le savoir, non pas par pure ironique, mais plutôt parce qu'un tel endroit, pour lui, devait ressembler au paradis. Tout était si gris ici, à un tel point qu'il ne savait même pas si un tel arbre pouvait pousser.

« Tu ferais ça ? Je ne veux pas abuser, mais ce serait aimable à toi. Avec une pomme dans la poche, la pause de midi est souvent plus joyeuse ! »

S'il avait été sûr que ça avait été ses pommes, il lui aurait proposer d'en emmener pour les autres mineurs lors de l'aide à la soupe qu'elle faisait, mais cela aurait été délicat à demander, surtout qu'il pensait que sa famille n'était pas au courant de ce qu'elle faisait. Autant être le plus discret possible et ne pas s'en aller avec une brouette de fruits.

Leur douce marche continuait un peu au son de la pluie qui résonnait sur les pavés maintes fois aplatis par les lourdes carrioles. Si sa vue s'était un peu dégradée avant sa quinte de tout, elle n'avait pas tardé à se rétablir, pour laisser place à un début de fièvre qui lui ferait sûrement passer une nuit infernal. Gentleman, Edouard resta accroché à son bras comme si de rien n'était, profitant de ce guide providentiel pour camoufler sa faiblesse.

Il approuva d'une signe de tête les paroles de la jeune femme : il était difficile de connaître ces quartiers sur le bout des doigts, quand on venait de l'extérieur. Il ignorait totalement la taille véritable du quartier, pour cela, il aurait fallu qu'il l'observe de haut, mais il y avait tellement de petites maisons et de passages tordus que l'endroit en lui-même devenait facilement un labyrinthe.

« Tu ne connaissais pas ? C'est pas trop mal comme secteur, moins craignos que certaines rues. Les gens vivent de rien mais sont solidaires. Tu peux être sûre que les voisins savent tout sur tout le monde et qu'ils sont capable de s'aider si les leurs ont un souci. C'est le genre de mentalité qui est par ici. »

La pomme en était maintenant à son trognon et il se retrouvait à ronger le fruit jusqu'à retrouver le trognon. Affamé, il le mit dans sa bouche sans autre forme de procès, le mâchouilla un peu avec une grimace, puis finit par l'avaler. C'était amer, mais ce début de fièvre transformait tous les aliments qui pouvaient passer dans ses mains en choses sans goût, donc ça aidait.

La nuit allait sûrement tomber bientôt, mais très curieusement, il n'avait pas du tout envie de rentrer chez lui. Rentrer pour constater que sa tante était toujours malade et pour se réveiller toutes les heures à cause de la fièvre, c'était d'une déprime. Néanmoins, il regretta aussitôt d'avoir pensé cela à cause de sa tante, pour qui il aurait tout fait, pour la bonne raison qu'il la considérait comme sa mère.

« Tu as raison, pour ce que tu as dit tout à l'heure. », il toussota. « Mh, pardon. J'espère aussi qu'un jour, les mineurs seront pris au sérieux. »

Voilà qu'à nouveau, un petit sourire timide prit naissance sur les lèvres de Jade. Bien-sûr qu'elle ferait ça, surtout pour Edouard. Si elle pouvait lui rendre son quotidien plus joyeux et facile, elle le ferait sans hésiter. Elle détourna donc doucement le regard, ses joues légèrement colorées en rose.

« - Ça me fait plaisir Edouard, je t'en apporterais à partir de maintenant.

Elle ne demandait rien de plus, et d'ailleurs elle ne lui avait jamais rien demandé. Jade n'attendait pas qu'Edouard se montre si doux et gentil avec elle. Elle n'attendait même rien de lui, si ce n'est que le plaisir de pouvoir parfois partager sa compagnie. Oh, elle aurait pu lui parler de ses peurs, de son angoisse de se marier à un homme qu'elle ne connaissait pas. Du fait qu'elle n'était qu'un simple pion pour les Von Heiligen, dans les manigances de son père. Mais à quoi bon ? Elle aurait surement eu le cœur plus léger, mais elle avait peur de la réaction d'Edouard. Et s'il lui en voulait ? S'il ne désirait plus la voir ? Ou pire encore, s'il venait à la détestait ?

Alors elle ne disait rien, profitant simplement du moment présent avec lui, sachant cependant que ses sentiments resteraient toujours enfouis en elle car elle n'avait pas d'avenir avec cet homme qu'elle pensait aimer.

- Oui, j'ai pu voir pendant mes distributions que beaucoup de miniers étaient solidaires. Ça fait du bien, de voir ça.

Bien que certains ne l'étaient pas, la plupart savaient ce que les autres enduraient alors les mineurs étaient globalement solidaire. Et puis, il y avait cette rébellion de toute façon, que de plus solidaire ? Parfois elle aimerait rencontrer le chef de cette rébellion, pour changer considérablement de vie. Une alliance avec lui ne donnerait que du bon pour les mineurs, mais au prix de sa famille. Elle connaissait quelques petits secrets de son père, et elle pourrait le faire chanter, en dévoilant des choses aux rebelles. Mais Jade était-elle se genre de personne ?

Le temps passait doucement, et Jade ne voulait pas rentrer chez elle. La demoiselle voulait continuer d'arpenter les ruelles sombres et sales avec son beau mineur. Elle fut surprise qu'Edouard revienne sur cette conversation, mais Jade souriait, le regardant.

- Je.. suis persuadée qu'un jour, ce sera le cas.

Elle y croyait, naïvement peut-être, mais ces conditions atroces ne pouvaient pas durer éternellement, si ? Et puis Edouard toussa - encore. Elle s'arrêta alors de marcher, faisant de ce fait arrêter également le mineur, vu qu'ils se tenaient les bras. Sa mère était malade, alors Jade commençait à bien connaître ce genre de toux. Dans un soupire inquiet, elle regarda Edouard.

- Tu es certain que tu te sens bien ? »

Être accoudés ainsi, c'était si plaisant. Cela lui donnait l'impression d'être un prince, ou quelqu'un d'important. C'était si agréable, d'être soutenu par quelqu'un, comme cela. Cela lui aurait presque donné envie de s'attacher, de se marier, si sa condition n'était pas si misérable et qu'il ne savait pas, par avance, qu'un mariage avait une jeune femme comme cela était franchement inespéré pour lui. Il ne voulait pas causer sa perte, encore moins que sa famille la renie.

« C'est gentil de ta part. Ton soutien nous est important, en tout cas. Tu remontes le moral à bon nombre d'entre nombre, et le moral est capital dans l'affaire. »

Lui-même avait le sourire aux lèvres lorsqu'il apercevait cette petite frimousse aux cheveux roux et au visage si blanc en train de faire sa distribution de soupe. S'il se glissait de temps en temps dans la file, il préférait la plupart du temps observer ses gestes et aller naturellement vers elle sans quémander, comme il l'avait fait aujourd'hui.

Gentleman, il aurait préféré cacher son mal à Jade. Il aurait sans doute été bien inutile de lui mentir : la demoiselle n'était pas une idiote, le mal qui commençait à le frapper touchait bien d'autres personnes dans les faubourgs. Il pouvait seulement s'estimer heureux que ses symptômes ne soient pas plus graves. Edouard lui sourit donc, sans doute avec l'intention de la rassurer. Un jour, on lui avait demandé pourquoi il était si gentil, pourquoi il s'inquiétait tout le temps des autres et de leurs sentiments. Il avait alors souri, comme il le faisait à présent pour Jade et avait affirmé que telle était sa nature : comme ça, et pas autrement. Alors il ne mentirait pas et, pour une fois, ce ne serait pas de la gentillesse. Ses mots allaient sûrement la blesser, mais au moins, il ne mentirait pas.

« Désolé d'avoir tenté de te cacher cela. Si cette toux ne m'avait pas trahi, tu ne te serais pas inquiétée. Depuis quelques semaines, une vilaine toux m'ennuie et j'accumule pas mal de fatigue. La fièvre m'empêche de trouver le sommeil. J'irai sans doute mieux d'ici quelques jours, ce n'est qu'un vilain mal qui passera. »

Et voilà, Edouard, tu ne pouvait pas t'en empêcher : faire croire à une de tes seules amies que tout irait bien, dans le meilleur des mondes possible, comme si les ouvriers des miniers ne souffraient pas assez de cette maladie et que tu ne t'apercevais pas de ses lourdes conséquences.

Il était irréfléchi, mais il désirait tellement lui épargner cette inquiétude, juste par gentillesse. Qu'il le sache, ce mal l'avait encore plus conforté sur sa décision d'être le chef d'une digne rébellion. Sur la décision de sortir les ouvriers des mines de cette poubelle ambulante qu'étaient les faubourgs. Aucun plus qu'eux ne méritaient des places respectées, dussent-ils sortir de là par la violence.

Malheureusement, il ne pouvait pas dire cela à Jade. D'abord parce qu'il ne devait pas être celui qui influença son choix politique, ensuite parce que malgré tout le bien qu'il pensait d'elle, Jade était encore d'un nom et d'une passé inconnu. Il ne pourrait lui accorder sa totale confiance que dans le futur, et il serait sans doute lointain.

Paranoïaque ? Oh, oui, il l'était, et pas qu'un peu.

« Tu as l'air d'être née dans une bonne famille, pour bénéficier d'arbres fruitiers... »