Une prière pour la douce enfant...

A partir du moment où Neil avait déclaré vouloir utiliser le laboratoire n°8, le couloir s'était aussitôt vidé et même les salles adjacentes avaient vu disparaître leurs occupants.
Le légiste ne comprenait pas bien ce silence qui régnait sur les lieux mais il l'appréciait, évidemment.

Enfin remis des formidables événements du Täg der Töten, sa chère et tendre moman lui avait permis de quitter le lit – dans lequel elle avait fini par l'attacher avec des sangles – et il se sentait pousser des ailes à l'idée de recommencer ses palpitants travaux.

Sa couronne de fleur sur la tête, ses fesses dents bien en place, son nez et ses doigts rafistolés, ses jambes de nouveau vives et légère – du moins il le pensait, parce qu'il ne sentait toujours pas la douleur – il voletait désormais dans la pièce dans un simulacre de ballet, portant les bras au dessus de sa tête en faisant des entrechats.
Ce qu'il avait dans la main ? Un tube à essai contenant un précipité hautement inflammable et qu'il secouait pourtant avec la délicatesse d'un livreur de journaux – des vraies plaies ces livreurs !

Après une nouvelle pirouette – et on aurait presque pu entendre les autres savants retenir leur souffle à plus de deux kilomètres de là – il s'arrêta net lorsqu'on toqua à la porte.
A SA porte ? Mais ça n'arrivait jamais ça... lorsque son nom s'inscrivait sur le planning des réservations de salle, plus personne ne venait frapper, ni ne traverser le campus.
On attendait dans la terreur – et Neil pensait qu'il s'agissait-là plus de respect que de peur.
Comme il était apprécié, ça avait de quoi vous chauffer le cœur !

Posant son tube – alléluia – il se déplaça et vint ouvrir lui-même, offrant au nouveau venu la vision cauchemardesque de son visage maigre, taillé à la serpe, dépourvu de poils mais à la chevelure architecturalement absurde.
Son immense sourire en demi-lune dévoilait presque toutes ses dents et sa voix – mielleuse et beaucoup trop chaleureuse – annonça :

« Bonjouuuur cher collègue, puis-je vous aider ? »

Mais quelle adorable petite chose que voilà ! Avec son teint de poupée, ses cheveux blancs, son petit minois... voilà une demoiselle qui aurait fort plu à maman ! Neil s'en sentit fort guilleret, et tout content.

Le petit geste pour replacer la mèche fit beaucoup plaisir à Neil, qui s'empara de la main de la petite dame pour la tirer à l'intérieur, sans lui demander son avis.
C'est qu'il était vraiment débordant de joie, à l'idée d'avoir un spectateur. Comme nous l'avons déjà signalé, personne ne venait jamais le voir – à part sa propre petite assistante, apparemment malade – et il ne savait plus où donner de la tête pour bien accueillir la nouvelle venue.
Maman aurait donné du thé et des gâteaux, mais il n'avait ni l'un ni l'autre.
Juste une matière très dangereuse dans un tube à essai.
Un microscope...
Et un mur couvert de textes dans une langue inconnue, tous ses travaux étant cryptés.
Vu les photos ça parlait de médecine et même – il ne fallait pas être un génie pour le constater – de la maladie qui courait dans les mines.
Sur une table, au fond, séchaient des lamelles de poumons.

« Grüber, Grüber, Grüber... ce nom me dit quelque chose ! »
Évidemment idiot... c'était le tien...
Lorsqu'il s'en rendit compte il partit dans un grand éclat de rire hystérique, qui aurait pu faire remonter toutes les gonades, de tous les oursins de la terre.
Mais il n'y avait pas d'oursin à Draümbell, alors rien ne remonta.
A part peut-être la dose de malaise de la gentille, tendre, douce, nouvelle apprentie de l'autre docteur.

« Vous tombez bien, savez-vous pourquoi ? »
Il attendit en la fixant, conservant un sourire sans dents et des yeux grands ouverts, qui lui donnaient l'air d'un rapace un peu siphonné.
« Je travaille sur... la... MALADIE DES MINES ! »
Et à nouveau il se prit à rire, dans sa main cette fois, gloussant en ondulant vers les images du mur. Il plaqua violemment la main sur l'image d'un cadavre : le ventre ouvert, la peau épinglée sur une table de travail.

« Vous voulez m'aider ? »
Ou fuir, tant qu'il en est encore temps ?

Ah ? Une demoiselle qui voulait aller s'occuper de tous ces petits gorets se roulant dans la fange ? Lui on lui avait attribué cette zone de force, pour ne pas risquer de tuer – par accident toujours – un notable de la ville. C'était idiot d'ailleurs, il avait plus tendance à sauver les gens qu'à les tuer même si son... disons sa... sa... manière d'être, le dévalorisait aux yeux de la populace.
On lui attribuait toutes les morts sur le dos, alors même qu'il n'était pas responsable. S'il amputait c'était par contrainte, s'il tuait c'était pour abréger les souffrances...
Il n'avait jamais assassiné un patient comme on le prétendait. Fait souffrir oui, rendu à moitié fou... aussi – coucou Lock – mais tué... jamais.

« En réalité jeune dame, je suis principalement légiste. Les morts sont bien plus fascinants que les vivants et très... bavards, quand on sait s'y prendre. »
Moins ingrats aussi ! Et puis ce qu'ils racontaient était intéressant, pas comme ces geignards de malade qui se plaignaient, se lamentaient et produisaient des sons avec leurs bouches.
Horripilant ! Et puis ça disait que ça avait mal, en plus...
« Hélas il faut parfois s'occuper des vivants pour aider les morts, et je dois ma coltiner la médecine générale... très ennuyeux si vous voulez mon avis, mais réparer le mécanisme humain a un certain intérêt »
Comme le prouvait son impressionnante collection d'éléments morbides en tout genres : blessures, caillots, fœtus monstrueux, morceaux de fractures inhabituels... tout ce qui sortait médicalement de l'ordinaire l'attirait, et il avait chez lui un cabinet de curiosité digne d'intérêt.

« Mais je suis heureux de ne pas m'occuper de tous ces ridicules nobliaux... un rien les abîme et ils se plaignent pour une verrue en pensant qu'ils vont mourir. Au moins les Miniers sont solides, et ils ont très souvent des accidents ! »
Formidable n'est-ce pas ?

« Vous m'avez dit être l'apprenti de qui, déjà ? »

 «Absolument pas ! »
Répondit d'un bloc et très catégoriquement notre adorable petit légiste. C'est qu'ils étaient nombreux ses collègues, et bien peu intéressants...
Les pires c'était ceux qui se mettaient dans un état lamentable parce qu'ils n'avaient pas pu « sauver » des patients. Mais enfin les médecins n'étaient pas des surhommes ! On vit, on meurt, c'est comme ça et c'est très bien.
Que ferait la cité si, soudain, plus personne ne venait à mourir ? Si on pouvait toujours sauver tout le monde ?
La famine, la guerre... tout le reste. Ce serait amusant à voir cela dit, et sociologiquement très intéressant.
Mais la sociologie ce n'était pas une vraie science, et il n'avait aucun intérêt pour elle.

De quoi parlaient-ils déjà à l'origine ? Il ne se souvenait plus, à force de divaguer...
Hum...
Ah oui, un collègue !

« Et... vous avez dit qu'il vous avait envoyé pour... »
Oui elle s'était présentée, sans aucun doute, mais il n'avait pas écouté, comme d'habitude. Alors il reposait les question – dont il n'écouterait toujours pas les réponses.
C'était peu intéressant.

Mais soudain une sombre idée lui vint en tête et il se montra suspicieux, s'approchant de la demoiselle avec, dans le regard, cette lueur de folie dangereuse qu'on lui connaissait bien.
Et si son maître l'avait envoyée pour espionner les travaux de Neil ?!

Comme ça, l'air de rien, il la contourna et se plaqua contre la porte, la verrouillant avec une attitude pas discrète du tout.
Tiens... ça lui rappelait vaguement cette histoire avec la minière cochonne...