Retrouvailles au milieu d'un bal

Le valet s’observa rapidement dans le miroir de la petite pièce du Chabanais avant de s’estimer plutôt satisfait de sa tenue. Rien de très extravagant, surtout vu son rôle. Un simple costume sans le moindre pli, dans des tons bleutés qui étaient en réalités plus proche du noir – la couleur avait au moins tendance à diminuer un peu l’effet de la carrure de son corps. Une chemise blanche, et un nœud papillon qu’Elena lui forçait à mettre, trouvant cela beaucoup trop… voyant. Mais il pouvait bien se plier aux désirs de son amie de temps en temps… surtout quand ils étaient aussi simple. Au moins elle ne touchait pas à la coiffure : il avait attaché savamment sa chevelure avec un petit ruban de cuir noir de manière à ne laisser s’échapper aucune mèche rebelle. Droit et carré. On ne changeait pas une équipe qui gagne.
Quelques coups à la porte lui rappelèrent qu’il était attendu. Sans s’attarder plus qu’il ne l’avait déjà fait, il quitta la petite chambre du Chabanais pour rejoindre sa Maîtresse, lui offrant galamment son bras pour la mener jusqu’à destination.

La salle de bal était remplie à craquée. Cet état de fait était assez normal quand on était habitué aux réceptions qui étaient données ici de manière générale : du luxe, plein d’éclats de couleurs en tous sens, de la musique… Les nobles n’étaient jamais ne manque d’idée.
Aujourd’hui plus encore que les autres jours, la décoration des lieux essayaient de rendre l’ambiance la plus festive possible. Elle avait pourtant bien du mal à y parvenir. Même si presque tout le monde avait fait le déplacement, ce qu’il s’était passé lors du Tag Der Toten avait laissé ses marques et les mines étaient, pour la plupart, tirées et fatiguées. Quelques bras étaient bandés, des jambes ici et là immobilisés… Les chandeliers immenses reflétant la lumière avaient bien du mal à éclairer les pensées et le son des murmures peinaient à se faire recouvrir par les pauvres musiciens.
Pas étonnant que personne n’ait envie de sourire.

Nishiki avait comme à son habitude accompagné Elena lors des festivités. Eux-mêmes faisaient partie des quelques privilégiés qui s’en étaient sortis avec une belle frayeur et à peine quelques égratignures. Et de toute façon, rien n’aurait pu empêcher Elena de se montrer lors de ces réceptions. Tout comme rien ne pouvait empêcher le fidèle valet de la suivre dans la moindre de ses déplacements. Bien qu’il n’y fasse en réalité pas grand-chose, la laissant vaquer à ses occupations tandis qu’il prenait poste à un coin de la pièce, s’arrangeant pour garder un œil sur les convives – et sur sa patronne en particulier.

Autour des invités, d’autres serviteurs n’arrêtaient pas de faire des allers et retours pour essayer de faire manger ou boire les gens peuplant l’immense pièce. Mais les estomacs, noués eux aussi, avaient du mal à faire descendre la quantité mémorable de nourriture. Tandis qu’un serviteur passait à côté de lui, lui proposant un verre qu’il refusa pour la énième fois de la soirée, il ne pouvait s’empêcher de penser que l’alcool, lui, coulait bien plus à flot que d’habitude et que cela ne tarderait sans doute pas à se faire sentir dans l’ambiance générale.
Il poussa un léger soupir à cette pensée en se redressant, s’étirant discrètement le dos et les péaules. Heureusement qu’Elena savait un peu se tenir, mais ce n’était pas le cas de tout le monde ici… Et la soirée s’annonçait déjà longue.

Aaaaaah, les bals.
Un divertissement très plaisant pour certains, et ennuyant pour d'autres. Gaël était au stricte milieu des deux points de vus. Plaisant car c'était toujours gondolant d'assister à ce genre de réception et de toiser les nobles qui se dandinaient, faisaient des vagues et jouaient à qui-serait-le-plus-extravagant. Et ennuyant car ce genre d’événement était comme un somnifère pour lui. Il n'était pas de ce monde là et il en était bien content.
Il avait accompagné Lukàs bien entendu. Même si son maître n'aimait pas non plus les bals il se devait quand même d'y aller à certains, même si son rôle le faisait passer pour un je-m'en-foutiste, parfois les obligations prennent le dessus. Gaël était vêtu comme à son habitude d'une chemise noire, un pantalon noir, des chaussures noires. Néanmoins pour l'occasion il avait mit une cravate. Oui, il faisait des efforts - à son niveau certes mais des efforts quand même.

Cependant ce bal était différent des autres. Les tragiques événements qui avaient eu lieu au Tag Der Toten avaient profondément affecté les membres de la noblesse. Plâtres, atèles, bandages, béquilles. C'était étrange de les voir comme ça, mais pas franchement dérangeant pour Gaël. Après tout ça faisait de l'animation et surtout ça remettait un peu ces nobles à leur place d'humains, eux qui se pensaient totalement invincibles. Et puis il y avait l'alcool. Comme une fontaine de jouvence tous les nobles présents s'abreuvaient beaucoup, certains de manières démesurés. Ils voulaient sans doute se divertir, oublier l'espace de quelques instants la noirceur à leur tableau, le Découpeur. Probablement que les nobles n'auraient jamais pensé être des victimes, mais la découverte du corps de Gidéon De Clèves leur avait prouvé le contraire. Alors la picole ça aidait bien à oublier les soucis.

Et alors que Gaël s'était adossé à un mur, les bras croisés, attendant que le temps passe en s'amusant à regarder la noblesse meurtris, voilà que son regard tomba sur quelque chose d’intéressant. Enfin, plutôt sur quelqu'un d’intéressant.
Nishiki Wölffhart.
Ils avaient travaillé ensemble chez les Függer. Là ou Gaël était un avorton à ne pas obéir, Nishiki lui faisait un travail remarquable et exemplaire. Les deux étaient de parfaits opposés. Il se souvenait de toutes ces fois ou Nishiki avait tenté de lui remonter les bretelles et de lui faire prendre conscience de la chance qu'il avait de travailler pour une famille comme les Függer. Des foutaises selon Gaël. De la chance d'être le chien-chien d'autres personnes ? Non. Heureusement qu'il avait rencontré Lukàs et que l'héritier était différent des autres. Quoique sinon Gaël serait retombé sur ses pattes, embrassant certainement la vie de contrebandier.
En tout cas le valet voulait s'amuser et passer le temps alors il quitta son mur et s'avança vers Nishiki qui ne l'avait pas encore vu. Tant mieux, l'effet de surprise était la meilleure des approches selon Gaël.

Une fois assez proche de son ancien supérieur chez les Függer, il ne put s'empêcher d'avoir un petit rictus aux coins des lèvres. Des mèches blanches dans ses cheveux noirs, comme c'est mignon. « Les cheveux blancs te vont plutôt bien. Ça te donne un air autoritaire, plus que d'habitude je veux dire. » Il ne pouvait s'en empêcher, surtout auprès de Nishiki. Il avait hâte de voir sa réaction. Surtout que certainement celui-ci devait être au courant que Gaël était depuis des années au service de l'héritier. Il en avait fait du chemin, même s'il savait qu'il n'était pas du tout méritant. Beaucoup de valets voulaient être auprès de Lukàs pour le prestige que cela apporté. Et Gaël lui qui s'en foutait totalement d'être valet, avait eu le poste, recruté par Lukàs lui-même. Ha, les injustices... lorsque c'était en la faveur de Gaël, ça lui allait bien.

On ne peut pas avoir des yeux partout.
Ce fut la première pensée qui lui traversa la tête lorsqu’il entendit la voix bien distincte provenant de derrière lui. Cela faisait pourtant des années que leur chemin ne s’était pas croisé et pourtant, il n’avait aucun doute possible – le raidissement instinctif de ses épaules en était la meilleure des preuves. On ne peut pas avoir des yeux partout. Il aurait pourtant donné cher pour en avoir un peu plus, ce soir, avant ce moment fatidique qu’il n’avait pas anticipé le moins du monde.

Nishiki pivota légèrement le haut du corps pour se tourner vers son interlocuteur, gardant ses deux pieds bien ancrés sur le sol et une posture aussi droite que possible.  Ses yeux clairs se posèrent sur… un ancien collègue des temps passé, qu’il aurait bien aimé pouvoir oublier.
Il n’y avait que peu de gens que le valet n’appréciait pas vraiment, et encore moins qui avaient laissé dans sa mémoire une trace aussi vivace. Gaël faisait partie de cette tranche réduite d’individus. Les deux hommes s’étaient connus dans la maison des Függer, quelques années avant que Nishiki ne démissionne pour suivre son amie d’enfance. Deux années terriblement longues où Shiki avait dû faire avec le comportement provocateur et indomptable du nouvel arrivant.
Mais les deux domestiques n’étaient pas fait du même moule et ces deux années se passèrent dans un conflit perpétuel. Pourtant patient de nature, Nishiki avait trouvé la seconde personne dans ce monde réellement capable de le faire sortir de ses gonds. Sans doute parce que l’attitude de Gaël lui rappelait son petit frère – avec facilement dix ans de plus – et que Benjirô était extrêmement fort pour le faire enrager.

Mais l’eau avait coulé sous les ponts depuis. Du moins… c’est ce qu’il espérait.

- Gaël. Tu as l’air d’être en un seul morceau, c’est surprenant. Et sobre en plus.

Comme quoi, il faut toujours s’attendre à l’impossible.
Il avait parlé calmement, sur un ton égal, presque détaché malgré une méfiance perceptible – qu’il ne cherchait d’ailleurs pas à dissimuler outre mesure. Cela faisait des années qu’il retardait cette rencontre, évitant notamment de se trouver avec Elena lorsque Lukàs lui rendait visite – parce qu’il savait bien sûr ce qu’était devenu son ancien collègue. Le monde des serviteurs est petit et tout fini par se savoir dans cette ville. Pas qu’il ait peut d’une quelconque confrontation – il en avait vu d’autres – mais Nishiki avait toujours préféré la tranquillité au conflit.
Sauf que lorsqu’on se trouve face à un Gaël dont le meilleur jeu est souvent de vous chercher des poux, la meilleure solution est encore de ne pas se croiser du tout.

- Il parait que as enfin trouvé à te caser. Je suppose que je devrais te féliciter.

Il agrémenta sa phrase d’une subtile touche d’ironie condescendante. Au fond, il savait que c’était plutôt une bonne chose… Tout le monde ne finit toujours pas trouver chaussure à son pied. Et quand on voyait le maître… Avec le temps – et la découverte de Lukàs à travers le Chabanais et les dire d’Elena –, la décision de l’héritier lui avait paru beaucoup moins étonnante qu’à nombre de ses collègues.

Aïe, il était vrai que dans sa jeunesse on pouvait compter sur les doigts d'une main les jours de la semaine ou Gaël était sombre. Un point pour Nishiki. Mais les choses avaient bien changé depuis toutes ses années et maintenant ... Non en faite, certaines choses ne changeaient pas tant que ça et Gaël était toujours un bon buveur - même si avec des années de pratique, maintenant il était beaucoup plus tolérant à l'alcool et se bourrait la gueule moins vite. Cependant cette petite remarque - pique - arracha un sourire au valet, qui se contenta d'hausser les épaules. « Oh tu sais, j'ai appris à me tenir. Certains de tes conseils étaient finalement utiles. » Il fallait rendre à César ce qui était à César. La plupart des choses que Gaël appliquait dans son quotidien pour son travail venait de ce qu'il se rappelait de la formation que Nishiki avait autrefois essayé de lui donner. Gaël n'était pas un gros salaud, alors il avouait naturellement que Nishiki était de bon conseils, sans aller cependant jusqu'à le remercier, faut pas déconner non plus.

Cependant Gaël n'était pas dupe et voyait bien que son ancien supérieur était sur la défensive, qu'il se montrait méfiant. Après tout quoi de plus naturel lorsqu'on se remémorait les souvenirs chez les Függer, où à cette époque Gaël n'en faisait qu'à sa tête, et Nishiki tentait désespérément de ramener le jeune homme sur le droit chemin. D'ailleurs même à l'époque Gaël était impressionné par le dévouement et l'acharnement de son supérieur quant-au fait de faire de lui un valet droit dans ses baskets. Malheureusement il avait échoué à cette tâche... ou alors réussi, vu que Gaël était le valet de l'héritier ? Tout dépendez du point de vu.

Il lança un petit regard en direction de Lukàs, qui était occupé à jouer son rôle et à partager des mondanités avec les autres nobles présents ce soir. Cependant Gaël savait bien qu'au delà de tout cela, son maître cherchait avant tout des informations sur les meurtres et le Découpeur. Il prenait cette affaire à cœur, sans que Gaël ne comprenne vraiment pourquoi, mais il n'allait pas remettre en question les hobbies de Lukàs. « Déjà sept années, comme le temps passe vite... » Gaël souriait de son éternel sourire nonchalant avant de reprendre. « Et comment se passe ta vie au Chabanais ? Je ne t'y vois jamais..  » Il venait de se rapprocher de Nishiki avec des yeux un peu malicieux, tout en ajoutant un ton plus bas, presque dans un murmure. « Tu m'évites ? » Gaël était joueur, très joueur. Et il se doutait bien que lorsqu'il venait au Chabanais, Nishiki faisait le nécessaire pour ne pas croiser sa route.

Vraiment ?
Tiens donc, première des nouveautés. Gaël Emery, qui avait appris à se tenir ? Et qui en plus reconnaissait ouvertement la véracité de ses conseils. Le valet ne put que hausser un sourcil dubitatif à ce genre de paroles qu’il n’aurait pas cru entendre un jour. Il se demandait s’il devait y croire ou si ce n’était qu’un énième jeu pour son interlocuteur mais… Tout le monde avait droit à une deuxième chance, n’est-ce pas ? Nishiki avait toujours été un homme de pardon et, même s’il avait quand même du mal avec Gaël, il savait qu’il lui laisserait tout de même une chance, au final. Il partit donc sur l’idée qu’il était sincère… au moins pour le minimum syndical. Il ne fallait pas lui en demander beaucoup plus pour l’instant.

- Il semblerait… Comme quoi tu n’es pas si mauvais que tu veux le faire croire.

Il baissa finalement ses yeux gris pour observer le monsieur avec plus d’attention. Il n’avait pas vraiment changé, en soit, depuis l’époque où il l’avait connu. Encore plus d’aplomb peut-être, mais quand on bossait avec les nobles, surtout avec les héritiers, il était normal de devoir en imposer un minimum. Il était plutôt bien habillé – un bon point en soit – sobre… et même la cravate qui allait avec. Non vraiment, Nishiki aurait sérieusement pu croire en son début de rédemption.

Il suivit son regard lorsque Gaël lança un coup d’œil en direction de Lukàs. Elena n’était pas loin derrière, flânant très chaleureusement avec un des habitués du Chabanais. Quand il y pensait, leurs deux maîtres s’étaient quand même plutôt bien trouvés. Il ne pouvait pas en dire autant des serviteurs, malheureusement. Ses yeux revinrent se poser sur le domestique royale à ce qui devait sans doute être une blague, le fixant d’un air entièrement blasé. Avait-il envie de jouer ? Non. Mais lui en laissait-on vraiment le choix ?

- Oui. C’est ce que tu voulais entendre ? Il se trouve que le travail ne manque pas et que j’ai en général plus important à faire que de venir te saluer, mais tu dois savoir ce que c’est. Sinon, la vie va très bien, je te remercie. As-tu eu l’occasion de venir voir nos derniers spectacles ? Je suis certain que tu les apprécierais également.

Il avait toujours fonctionné de cette manière : offrir à la désinvolture du valet le mur de politesse et de bienséance qu'il était. Même si, en général, cela ne faisait que rajouter de l’huile sur le feu. Il verrait bien comment Gaël réagirait de toute façon, ça lui ferait un bon indicateur de son état d’esprit.

- A moins bien sûr que tes nouvelles responsabilités ne t’occupent tous tes loisirs.

« Pas si mauvais que tu veux le faire croire. »
Cela arracha un petit sourire à Gaël qui hocha les épaules en ne lâchant pas Nishiki du regard. Et oui, les gens pouvaient changer, même les mauvaises graines comme il était autrefois. Lorsqu'il vit les yeux gris de son ancien supérieur se poser sur lui et se mettre à le scruter de haut en bas, Gaël replaça convenablement sa cravate. Après tout, si quelqu'un le regardait avec autant de soin, il devait se montrer irréprochable, surtout devant Nishiki. C'était un réel plaisir pour lui que de montrer au gérant de la sécurité du Chabanais qu'il était devenu un autre homme. Il était bien loin du petit effronté qu'il était autrefois et même si déjà à l'époque Gaël s'habillait avec soin, désormais il choisissait ses tenues avec précautions pour toujours être totalement irrésistible et classe.

Lorsque Nishiki confirma le fait qu'il évitait bien le valet, celui-ci mima une flèche un plein cœur comme s'il était accablé de chagrin suite à cette révélation - bien sur il ne l'était pas du tout et s'amusait beaucoup d'ailleurs. Et puis il se mit à sourire, en haussant simplement les épaules. « Il est vrai que j'ai quelques responsabilité.. Je ne m'occupe certes pas d'un établissement, mais d'un héritier. » Sous entendu que Gaël avait des responsabilité on-ne-peut-plus importantes que celles de Nishiki, et même si au fond Gaël se doutait bien de l'ampleur des tâches qu'avait celui-ci alors que lui-même serait bien incapable de ne faire qu'un quart de son travail, Gaël aimait bien lancer quelques petites piques. Et puis bon, cela faisait siiii longtemps qu'il n'avait pas fait chier Nishiki. Mais il du bien reconnaître une chose, c'était la qualité des représentations. « Je suis venu plusieurs fois pour accompagner Lukàs, mais je dois bien avouer que les spectacles sont très plaisants, et surtout que la sécurité est irréprochable. » Sur quel pied danser avec Gaël ? Un coup il disait des compliments et la seconde d'après il pouvait se montrer dédaigneux. C'était une danse permanente avec le valet.

Et puis une nouvelle fois il s'approcha de Nishiki, un peu plus prêt que plus tôt pour réduire l'espace de leur intimité. « Mais tu devrais proposer à ta patronne d'autres spectacles, avec un peu plus de muscles. » Disait-il naturellement dans un clin d’œil remplit de sous-entendu. Peu le savaient, mais Gaël aimait autant la compagnie des hommes que celle des femmes, ci ne n'était pas plus. Alors un cabaret avec des hommes à moitié vêtu, et bien Gaël ne dirait pas non. D'ailleurs il se demandait bien si son ancien formateur était de son avis, et si c'était le cas peut-être que la soirée en serait moins barbante. Affaire à suivre.

Le geste de Gaël, à remettre sa cravata tandis qu’il l’observait manqua presque de lui arracher un sourire comique. Il se retint malgré tout, gardant la neutralité de son expression. A ses yeux, Nishiki avait l’impression de voir un enfant se pavaner fièrement avec les beaux habits de son père tout en essayant d’imiter les mêmes gestes. Il se devait d’avouer que ça faisait son petit effet, après toutes ces années. S’il avait – presque – fini par baisser les bras après deux années de lutte à l’époque, cela ne faisait que lui démontrer que finalement, rien n’était jamais complètement perdu.

- Et quel héritier. Il doit te faire bien courir.

Shiki n’était pas du genre à se fier aux rumeurs, il aimait se faire ses propres opinions, mais de ce qu’il avait vu, la vie du prince n’était réellement pas de tout repos. Il se doutait aussi que la simple fonction de Gaël n’était pas simplement de suivre Lukàs à la trace – même si rien qu’avec ça, le boulot devait déjà être assez compliqué vu la tendance du prince héritier à courir tous les jupons qu’il voyait – et pas que les jupons d’ailleurs.

Gaël lui répondit simplement, presque sans sous-entendus… du moins jusqu’à ce qu’il ne se rapproche de lui d’encore quelques petits pas. Si l’envie était pourtant présente, Nishiki ne bougea pas de sa posture, droit comme un piquet. Il eut néanmoins un léger frémissement des sourcils : c’était la première fois que Gaël partait dans ce genre de petites blagues vaseuses avec lui. Sa propre orientation n’était pas un secret en soit mais il évitait en général de l’étaler à la face du monde – la vie privée et ce qui allait avec était quand même une notion important chez lui. Mais tout finit toujours par se savoir dans le monde des serviteurs, d’une manière ou d’une autre. Du coup, il se demandait si cet aplomb soudain en la matière était une simple confiance en lui gagné avec l’âge, ou nouvelle zone de chasses acquise auprès de son maître ? La question était définitivement légitime.

- Nous y avons pensé, mais il semblerait que ces dames soient moins enclines à venir se réunir autour de ces spectacles. Une histoire d’image te de ragots sans doute. Et puis, cela aurait déstabilisé nos habitués. Ils sont si soucieux de leur petite routine. Tu sais ce que c’est, la gestion a toujours été un milieu difficile.

Un domestique du bal passa à proximité d’eux avec un plateau vide pour le ramener en cuisine en leur jetant un regard… étrange au passage. Shiki en profita pour se reculer d’un petit pas – de quoi remettre une distance normale entre lui et l’autre valet.

- Si ce projet te tient à cœur, je suis sûr que Lukàs serait heureux d’aider à financer un tel établissement si tu lui en soumettais l’idée. Et un gestionnaire ne devrait pas être bien compliqué à trouver.

C'est vrai que Gaël faisait beaucoup de courses pour Lukàs et par conséquent qu'il ne restait jamais en place mais c'était une bonne chose car faire simplement le gentil valet qui s'apparente à un bon chien-chien en suivant son maître de partout sans ne rien faire d'autres que de l'assister, ce n'était pas pour Gaël. Il se contenta une nouvelle fois de sourire en haussant les épaules tout en regardant Nishiki.

Et puis en voyant que Nishiki ne bougeait pas d'un cil alors que lui c'était approché, Gaël se mit à sourire doucement. Il était toujours un peu impressionné de la sorte de prestance qu'avait le valet même s'il ne se l'avouait pas. En tout cas son ancien supérieur était très doué pour reprendre la conversation en main et ne pas se laisser déstabiliser ce qui faisait un enjeu vraiment plaisant pour Gaël qui aimait les défis. « Ce n'était qu'une idée comme ça. Je doute que Lukàs ai le temps pour ce genre d'affaire... et puis il trouve généralement assez simplement de quoi se mettre sous la dent. » Et de toute façon Gaël savait très bien que ce n'était pas la vraie nature de l'héritier alors il n'en ferait rien.

C'est lorsque que Nishiki se recula d'un pas que Gaël avait remarqué le domestique qui leur avait jeté en regard assez étrange mais rien de quoi alerter Gaël. Peut-être que la proximité entre deux valets à ce genre de réception pouvait déranger, mais ce n'était pas un problème pour Gaël. Au contraire, s'il pouvait choquer les nobles il s'en ferait un malin plaisir. Mais trêve de plaisanterie pour le moment, c'est plus sérieusement que Gaël demanda. « Comment vont tes sœurs et ton frère ? » Ils avaient travaillé ensemble pendant deux ans alors Gaël savait un peu la vie de Nishiki, même si celui-ci avait toujours été discret sur son intimité. Est-ce que Gaël s’intéressait vraiment à la famille de son ancien supérieur ? Pas vraiment, mais c'était une question comme une autre. Il n'avait pas envie de lâcher la grappe à Nishiki, parce que déjà cela l'amusait assez, et puis il se doutait bien que Nishiki lui n'avait pas forcément envie de papoter des plombes avec lui, alors cela l'amusait d'autant plus.

Le domestique repassa par là en regardant une nouvelle fois les deux valets qui pourtant n'étaient plus aussi proche que plus tôt, mais cela n'empêcha pas à ce commère d'aller chuchoter quelques mots à d'autres domestiques qui avaient alors tournés leurs regards sur les deux hommes, chose que Gaël remarqua et le fit sourire. Il s'approcha - encore une fois - de Nishiki, avec un air un petit air insolent et joueur. « Je crois qu'on nous observe. » Tous ces petits yeux de fouines posaient sur eux. Cela faisait un peu d'agitation chez les domestiques. Et pourtant en soit, ce n'était rien du tout, juste deux anciens collègues qui parlaient entre eux. Mais Nishiki avait la réputation d'être droit dans ses baskets et de faire un travail exemplaire, tandis que Gaël... et bien, il avait une autre réputation. Alors il était vrai que de voir ces deux là discuter et être un peu proche - faute à Gaël - pouvait attiser la curiosité des domestiques.

La question sur sa famille le laissa de marbre. Le valet royal n’avait jamais été du genre à réellement s’intéresser à la vie d’autrui. Peut-être était-ce parce qu’il savait que le sujet de son frère était toujours quelque chose de sensibles ? Qui pouvait savoir. Nishiki se contenta donc de jeter un regard blasé à son interlocuteur avec un haussement d’épaules succinct et détaché.

- Tu ne devrais pas poser la question si la réponse ne t’intéresse pas.

Contrairement à Gaël, Shiki n’avait pas particulièrement envie d’attirer une attention quelconque. La petite agitation chez le domestique qui les avait vu, et par extensions à tous ceux à qui il passerait le mot – parce qu’il le ferait forcément – tira un pincement de lèvres agacé au garant du Chabanais. Il se passerait certainement très bien de ce genre de nuisance, il avait bien assez de choses sur les bras en ce moment. Ainsi, quand ce dernier tenta à nouveau de l’approcher, il recula à nouveau, gardant ses distances avec une certaine élégance. En réalité, il espèrerait bien pouvoir s’en sortir sans avoir à en recourir aux mains – gentiment, certes, mais tout de même.

- J’avais gardé le souvenir que tu as toujours été aux premiers rangs pour te faire remarquer. Comme quoi certaines choses ne changent jamais.

Et voilà que les ragots allaient commencés. Shiki poussa un léger soupir en secouant la tête. Franchement des fois, il en fallait quand même peu aux serviteurs pour commencer à se monter la tête avec n’importe quoi. Avec un peu de chance, ça passerait vite, s’il arrivait à rester éloigner du monsieur en face de lui....
Il s’apprêtait d’ailleurs à prendre congé gentiment – avec peu d’espoir que cela fonctionne mais aperçu du coin de l’œil dame Elena qui s’approchait gentiment d’eux. En croisant son regard, elle lui fit un signe discret, mais assez clair : il était temps de mettre les voiles. Il répondit d’un simple hochement de tête avant de reposer son regard sur Gaël. Il n’aurait pas pu rêver meilleure interruption.

- Il semblerait que je doive retourner à mes obligations. Ce fut un plaisir Gaël.

Il s’inclina légèrement avant de simplement tourner les talons pour rejoindre sa dame à qui il tendit galamment son bras avant de l’accompagner dehors. L’air frais lui fit du bien – il avait toujours eu du mal avec les grandes réceptions – et le petit couple ne tarda pas à reprendre la route du Chabanais sans un regard derrière eux.